Les nouvelles technologies: conférence de Michel Serres

Je me permets de poster le lien vers cette magnifique conférence de Michel Serres que nous a fait découvrir Mme Sauzéon ce matin:

"Les nouvelles technologies : révolution culturelle et cognitive"

Où, en substance, le merveilleux orateur explique comment l'avènement des technologies du traitement de l'information dédouane l'homme des tâches contraignantes à fortes ressources cognitives (la mémoire, l'apprentissage...) pour mieux lui permettre de développer ses talents, son intelligence, son inventivité. Un point de vue inattendu mais novateur, avec les arguments d'un philosophe... j'aime


A revoir, à voir pour ceux qui auraient eu la mauvaise idée d'être absents ce matin.
Je me permets de suggérer que suite au visionnage, et sur un sujet d'une telle ampleur, tout débat philosophique / sociologique / cognitif pourrait être largement bienvenu

On laisse entrer une littéraire, et c’est la porte ouverte à la philosophie et la littérature. Je suis écœuré, pour un peu j’éteindrais mon PC pour retourner à des activités plus saines, comme finir mon Baudelaire. Mais c’est que c’est contagieux en plus !
Je suis d’accord avec Jo, il faut qu’on interdise de poster des liens vers des pages intéressantes dont le contenu est long à assimiler. Après le site de photos posté par Charlotte un peu plus tôt, on va y perdre toutes nos pauses déjeuners (et nos cours…)

J’ai néanmoins suivi cette conférence. Je suis d’accord avec Michel Serres sur la thèse de la conférence, j’ai d’ailleurs commencé par trouver un peu facile d’illustrer les capacités cognitives d’un ordinateur en choisissant « au hasard » la mémoire : il existe des logiciels d’aide à la décision qui peuvent ressembler à la raison, mais quid de l’imagination ? Cela reste le propre de l’homme (en tout cas par opposition à la machine).
En revanche, certains des chemins qu’il emprunte me semblent douteux. Par exemple, la deuxième révolution semble trop longue pour pouvoir être considérée en tant que telle. L’imprimerie est apparue en Europe en 1439 (1041 en Asie), et la deuxième révolution est censée se poursuivre jusqu’au XIXème siècle. L’Europe a effectivement connu de profonds changements au cours de la Renaissance et des Temps Modernes, et l’invention de Johannes Gutenberg est une des causes de ces changements. Mais elle est loin d’être la seule, et il me semble que l’invention de la machine à vapeur ou la découverte de l’électricité a beaucoup plus transformé la société.
De plus, je ne vois pas en quoi l’imprimerie a permis l’avènement de la physique expérimentale. Elle a plutôt permis son essor, et par là en a assuré la fécondité, de même que l’écriture n’a pas donné naissance au monothéisme, mais lui a permis de se répandre.

Mais ces points sont des détails. En revanche, il y en a un autre, fondamental, sur lequel je ne suis pas d’accord. C’est au sujet de la perte de la mémoire au cours du temps, et plus généralement des fonctions de l’homme. Michel Serres donne l’exemple des pattes avant, qui en devenant mains perdent la faculté de marcher à quatre pattes, pour gagner principalement celle de préhension, et accessoirement tous les autres usages qu’on peut en faire ; faculté de préhension qui était alors l’apanage de la bouche, qui peut alors servir pour le langage.
Premièrement, nous n’avons perdu aucune fonction : nos jambes nous permettent de marcher, nos mains d’attraper, et nous avons gagné toutes les autres activités manuelles, ainsi que la parole (quoique cette fonction existait déjà elle aussi, mais il est vrai qu’un langage articulé permet de communiquer plus de concepts).
Deuxièmement, cette catachrèse ne s’est faite au détriment d’aucune fonction pour les organes : même si ce n’est pas le plus simple, nous pouvons encore marcher à quatre pattes (les bébés y arrivent très bien), et quiconque s’est déjà retrouvé dans la situation d’avoir les mains pleines et une liasse de papier à attraper a pu constater que la bouche reste un outil de préhension fort appréciable.

Cette remarque est encore plus pertinente dans le cas de la mémoire. Michel Serres affirme que chacune des trois révolutions s’est accompagnée d’une baisse des facultés mnésiques, et pour illustrer son propos, il parle des intellectuels qui parvenaient à retenir les discours de leurs maîtres à la virgule près.
Déjà, c’est précisément l’absence de référence écrite qui rend cette affirmation invérifiable. Au contraire, en 644, alors que le calife Uthman voulait unifier le Coran, il se heurta aux différentes versions qu’avaient fait naître 25 ans de tradition orale.
Ensuite, le fait qu’on recourt à des aides mnésiques n’est pas forcément un signe de déficiences de nos facultés, cela peut aussi être dû à l’augmentation du volume des connaissances. Au XVème siècle vivait Jean Pic de la Mirandole, dont Pascal a dit qu’il se faisait fort de discuter « de toute chose connaissable ». Ce prodige est aujourd’hui impossible, (même pour un ingénieur cogniticien) ; déjà, dans le cas de Pic de la Mirandole, Voltaire a ajouté à la phrase de Pascal « et de quelques autres ».

Finalement, je rejoins Michel Serres quant au concept d’exo-darwinisation : nous nous reposons de plus en plus sur des outils pour réaliser diverses tâches pour lesquelles nous les estimons plus efficaces. Cependant, nos facultés sont toujours présentes, c’est leur usage qui est externalisé dans l’outil. Ainsi, l’image finale du céphalophore est erronée : même si les facultés de l’ordinateur tendent à se rapprocher des nôtres, celles-ci restent intactes.
Cela ne change rien quant à la conclusion : on automatise des fonctions de plus en plus haut niveau, et on ne peut donc plus faire valoir ses compétences dans ces domaines qui sont pris en charge par la machine. L’homme doit donc s’adapter à la société en développant plus celles de ses facultés qui ne sont pas automatisables, à savoir son imagination.


Et j’ai adoré le passage où, de chez moi, j’entends l’orateur s’exclamer « Qu’est-ce que je fais ici ? Vous êtes concentrés, j’aurais pu rester chez moi faire une e-conférence ! »

Très intéressant, et pour une fois, ça fait plaisir d'avoir une réflexion un peu plus profonde sur les nouvelles technologies que la soupe qu'on nous sert habituellement.
Le discours est assez provocant, notamment quand il soutient que l'espace physique est en train de disparaitre et que les lieux de concentrations vont devenir inutiles. La question n'est plus de savoir si c'est souhaitable ou pas, c'est de toute manière inéluctable.
En tout cas, le bonhomme est convaincant, et il faudra sans doute que je laisse cette réflexion se décanter un peu pour savoir à quel point j'adhère à son discours.
On lance une pétition pour une conférence de Michel Serres à l'IdC ? Ça changera du rugby et du Web 2.0...

Je signe quand tu veux victorien! Voilà une belle conférence que le nouveau BDE pourrait proposer aux instances responsables .